Qu'est-ce qui cloche dans mon CV ?
Ronan Planchon (2025-04-14).
Quand la surproduction d’élites mène au déclassement des bac + 5
C’est un fait social majeur et inquiétant : des centaines de milliers de Français bardés de diplômes plus ou moins prestigieux peinent à atteindre le niveau de vie de leurs aînés. Notre pays serait-il confronté à une «surproduction d’élites» ?
Les héritiers de Lucien de Rubempré ont remisé leurs poèmes en vers pour des posts sur LinkedIn , le journal intime à ciel ouvert des diplômés du supérieur, et de tout ce que l’époque compte de cadres du secteur tertiaire. « Votre Lucien est un homme de poésie et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s’agite et ne crée pas », écrivait Daniel d’Arthez à sa sœur Ève, après avoir croisé le jeune homme boudé par le Paris balzacien du XIXe siècle. Dans un message public publié sur le réseau social professionnel, Émilie se désole aujourd’hui « d’e nvoyer des candidatures dans le vide, sans réponse, sans considération »aux agences de communication de la capitale « malgré »son « bac + 5 ». Le héros des Illusions perdues accusait les hommes, la société, le hasard d’une conspiration contre son génie. Émilie n’en est pas là. Elle se contente de « pourquoi » adressés à qui voudra bien les entendre. « Pourquoi ça ne fonctionne pas ? Qu’est-ce qui cloche dans mon CV, ma candidature, ou même moi ? »
Émilie a pourtant coché toutes les cases qu’on lui avait demandé de cocher. Les études ? Fait. Le bac en poche, elle a quitté son Finistère natal pour décrocher un master en marketing digital dans une école privée où la scolarité coûte une fortune, et a souscrit un prêt. Une expérience associative ? Fait aussi. Un stage dans son domaine de prédilection ? Son CV mentionne cinq mois passés dans une boîte de com. Résultats des courses : un vague CDD d’un an à la suite de son alternance au sein d’un dispositif chargé de draguer les investisseurs étrangers, puis plus rien. Les entretiens d’embauche se comptent sur les doigts d’une main et décrocher un « non » aimable d’un recruteur pressé relève de l’exploit.
« Quand un employeur daigne me contacter, c’est souvent pour disparaître sans explication », souffle la jeune femme, dont les péripéties ne sont pas exceptionnelles. Un petit tour sur LinkedIn permet de mesurer l’ampleur du carnage. Les témoignages de surdiplômés en quête d’un emploi à peu près stable se mêlent à ceux qui se désespèrent de gagner trois francs six sous une fois en poste. Sur son profil, Salma soupire d’essuyer des refus alors qu’elle ne se tourne pas les pouces depuis l’obtention de son master en communication des médias dans une formation réputée fin 2024. Elle confie au Figaro avoir envoyé entre « 120 et 150 CV » en vain. Ses amies sorties d’écoles de commerce respectables sont « dans la même galère ».
Le bac +5 n’est plus un passeport vers l’élite
Dans un pays où le diplôme est censé être le bâton de maréchal du respect, de la réussite et de la prospérité, ces références ont-elles été flouées ? Le bac + 5 ne serait plus un passeport vers l’élite ? Dans L’Éducation sentimentale(1869), Flaubert montrait déjà que, malgré ses études, ce pauvre Frédéric Moreau était incapable de s’élever sans capital ou relations. Aujourd’hui, une poignée de diplômés fortunés et l’explosion des vols low cost, qui maintiennent l’illusion d’une génération dorée alternant week-ends à Barcelone et virées à Prague, camouflent mal un effet de structure.
Accéder aux places de choix, sans surplus d’énergie, de chance, ou coup de pouce de papa (cumuler plusieurs de ces atouts est conseillé) vire au chemin de croix. « Les personnes qui ont des diplômes n’ont pas les positions sociales qui correspondaient à ces diplômes une génération avant », soulignait le démographe Hervé Le Bras en 2019, sur France Culture. En 1970, la France était d’une simplicité limpide : 6 % des Français occupaient un poste de cadre et 6% des gens avaient suivi des études supérieures .Trois décennies plus tard, la donne a changé et le déclassement saute aux yeux. Les cadres sont 18 % mais 36 % ont un diplôme du supérieur (BTS, licence, master, etc.). Et selon l’Insee, en 2029, un salarié sur cinq (20,4 %) en France détient un diplôme de niveau supérieur à celui le plus courant dans sa catégorie socioprofessionnelle.
Fuite désespérée vers le diplôme
Les détenteurs d’un bac + 5 ont de quoi s’arracher les cheveux, car eux sont 31,2 % à être déclassés. Leur salaire s’érode. Selon une enquête de 2017 du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), les diplômés de masters universitaires arrivés sur le marché du travail en 2010 gagnaient 12 % de moins qu’une personne ayant un niveau d’étude comparable en 2005 et ayant commencé à travailler en 1998. Les amoureux des lettres, des langues et des arts sont les plus mal lotis. Un an et demi après avoir décroché leur parchemin, ils doivent se contenter de 1774 euros net (ministère de l’Enseignement supérieur, 2024). On ne va pas très loin avec ça dans une grande ville comme Nantes, Bordeaux , Lyon où le prix médian du mètre carré d’un appartement atteint 4500 euros, et moins loin encore à Paris , où il dépasse les 10.000 euros…
Entre 1970 et 2025, la France n’a pourtant connu comme seule guerre que les batailles de clochers de l’émission « Intervilles ». L’explication plus profonde de ce phénomène a été pointée du doigt par des sociologues et les économistes de tous bords. La production en quantité industrielle des bac + quelque chose. « Par le passé, il y avait moins de diplômés que de postes de cadres. Cette sous-production ouvrait des tas de places à des gens qui avaient des relations. La SNCF a beaucoup recruté de cette façon-là », raconte Philippe d’Iribarne, auteur en 2022 du Grand déclassement(Albin Michel).
L’accès aux études a ouvert des opportunités d’émancipation à des millions de jeunes. Il a dopé les compétences et hissé les qualifications pour répondre aux besoins des Trente Glorieuses et la bascule vers une économie tertiaire dans laquelle on ne peut plus se passer de techniciens et de cadres intermédiaires. Avant de diluer lentement mais sûrement leur valeur symbolique et marchande. Entre 1970 et 1990, le pourcentage de diplômés bac + 5 par classe d’âge est passé d’environ 10 % à 27 %. Ce chiffre a semble-t-il été jugé encourageant par les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur successifs, de gauche, de droite et du centre, car la tendance s’est poursuivie, pour passer à 44 % d’une classe d’âge de bac + 5 en 2010 (Insee).
Cercle vicieux
Dans un essai lumineux Le Chaos qui vient (traduit en français par les Éditions du Cherche midi), Peter Turchin, un anthropologue réputé qui a étudié 700 sociétés sur dix mille ans d’histoire, fait de la surproduction d’élites l’un des facteurs majeurs de déstabilisation des sociétés. Aux États-Unis, la paupérisation des classes populaires alimente une fuite désespérée vers les diplômes, car chacun lutte pour s’arracher à son sort, écrit-il. Et dans ce jeu de chaises musicales, il y a de plus en plus de candidats et de moins en moins de sièges. Un gouffre béant sépare ainsi l’armée de diplômés et les rares emplois à leur mesure.
Dans un entretien accordé au Figaroen 2024, Antoine Foucher , auteur de Sortir du travail qui ne paie plus(L’Aube), a rejoint le constat de Turchin. Chez nous non plus, les boulots qualifiés n’ont pas suivi. « Une étude de l’Insee révèle que 60 % d’une génération a au moins un niveau bac + 2. Or, dans la structure de l’économie française, 55 % des emplois sont configurés pour des profils ayant le bac ou un diplôme inférieur. Une partie des jeunes est donc formée pour des emplois qui n’existent pas en termes qualification. »Selon Turchin, cette masse de surdiplômés déclassés vient grossir les rangs de la contestation sociale. On retrouvait ces « intellos précaires »(dixit le politologue Gaël Brustier), souvent universitaires, dans les rangs d’Occupy Wall Street et de Nuit Debout en France.
Leur déclassement est une histoire de cercle vicieux. La massification de l’enseignement supérieur (680.000 bacheliers en 2024, 80 % d’une génération) a accouché de hordes de jeunes ambitieux dans les métropoles, où se concentrent les emplois qualifiés, devenues des ruches grouillantes où les loyers ont été gonflés par cette marée humaine. En forçant le trait, les centres-villes sont confrontés à une « gentrification inversée » où les surdiplômés sont prisonniers d’un prestige qu’ils peinent à financer. « La métropolisation est liée à la massification de l’enseignement supérieur aboutissant à la concentration des jeunes dans des territoires en nombre réduit, les villes ayant un pôle universitaire. Ils y sont restés car les emplois tertiaires étaient d’abord dans ces villes », résume Robin Rivaton, président de l’entreprise Stonal et spécialiste du logement.
D’où le décalage entre les prix exorbitants des loyers et les revenus. « Entre 1994 et 2022, en Californie, perçue comme l’épicentre de la crise du logement aux États-Unis, les prix de l’immobilier ancien ont progressé de 5,1 % par an pendant que le PIB par habitant montait de 4,3 % par an. L’Île-de-France a suivi la même logique. « Les prix sont montés de 4,4 % par an, à comparer à une hausse de la richesse produite de 2,4 % par an », ajoute-t-il.
Formations de seconde zone
Ranger tous les bac + 5 dans le même panier serait idiot. Tout n’est pas déprimant. Les admis dans les grandes écoles, HEC , Normale Sup ou Polytechnique pour ne citer qu’elles, peuvent dormir tranquilles. « Il y a même un marché mondial très ouvert pour eux », précise Philippe d’Iribarne. Mais la surproduction est un toboggan graisseux qui entraîne tout le monde vers le bas et épargne un nombre toujours plus restreint. Les diplômés d’écoles de commerce ou d’écoles d’ingénieur honnêtes font de la résistance mais, même là, le vernis craque et les comparaisons avec l’Europe piquent : un bac + 5 britannique ou allemand frôle les 50.000 euros annuels, selon le classement du Financial Times de 2024.
La nature ayant horreur du vide, et nos gouvernants la crainte de voir des centaines de milliers de jeunes chaque année grossir les files d’attente de France Travail (ex-Pôle Emploi), notre pays a vu proliférer un essaim de formations de seconde zone ces dernières années, souvent privées, dans le journalisme, la communication ou le management, des secteurs à la mode prisés par les néo-bacheliers qui n’ont ni le niveau pour franchir les portes des écoles d’excellence, ni l’envie (ou le bagage) de s’entasser sur les bancs d’universités surchargées, ni la boussole pour naviguer dans la jungle académique.
Selon Philippe d’Iribarne, « on a créé une sorte de fantôme d’équivalence avec des formations qui, sur le papier, offrent un diplôme du même niveau que les écoles les plus prestigieuses, mais qui en réalité ne sont pas du tout à la hauteur ». Un brouillard de diplômes, parfois autoproclamés, vendus à prix d’or - entre 5000 et 10.000 euros l’année. Et ce juteux business a pris une ampleur inédite en 2018 avec Parcoursup , la plateforme d’affectation des vœux des lycéens. Il a fait naître des entreprises privées de formation à la pelle qui se targuent d’échapper aux méandres de ce système de tri et font miroiter à des parents inquiets une carrière radieuse à leur progéniture. Résultat, un étudiant sur quatre est dans le privé, un mot fourre-tout qui englobe HEC et la business school de Trifouilly-les-Oies.
Le flex office, dernier avatar du déclassement
Les stigmates de cette prolétarisation apparaissent à la sortie de chaque étude. Quelque 6 % des Français se disent engagés dans leur travail. Les « bullshit jobs » (l’anthropologue David Graeber) font croupir nombre de diplômés dans des tâches creuses et absurdes. Les postes subalternes ont transformé une armée de cadres, pas si « dynamiques », en de « simples exécutants »,selon Philippe d’Iribarne pour qui cette relégation nourrit « désinvestissement et ressentiment ». Dans les métropoles, où se concentrent les bac + 5, les colocations explosent. En 2020, en Île-de-France, 8 % de la population francilienne vivait dans un ménage non « traditionnel ». À l’université, la consommation d’antidépresseurs bondit : 8 % des étudiants ont déjà pris des médicaments stimulants. D’autres conséquences sont plus sournoises.
Citons pêle-mêle l’arrivée du flex office, le prolongement du déclassement jusqu’à la chaise de bureau. Privé d’accès à la propriété là où bat le cœur de ses ambitions, l’individu moderne se voit désormais dépossédé de son propre bureau. Les loisirs bourgeois se délitent - les propriétaires de stations de ski crient chaque hiver leur désarroi devant les caméras. Pendant ce temps, une économie de la déception et de la frustration prospère, portée par des formations en tous genres, des reconversions et des coachs de vie « mindfulness »qui promettent d’aider des âmes déboussolées à trouver du sens à leur vie via des méditations express, des injonctions à « vivre l’instant ».
Le mouvement des « gilets jaunes » né en 2018 pourrait avoir révélé une fracture sournoise. Ceux n’ayant pas embrassé la voie des études et les aspirants à l’élite se rapprochent, sur fond de déclassement généralisé. Ni assez haute pour tutoyer les intouchables (les « 1 % »), ni assez basse pour se fondre dans la masse, cette nouvelle classe moyenne inférieure bardée de titres pèse peu pour notre scène politique face aux 17 millions de retraités - la moitié des Français qui votent. Pour l’heure, elle oscille entre une minorité bruyante (la « génération climat ») et des érudits ubérisés biberonnés à l’utopie progressiste du flex office. Elle « boude » le RN dans les urnes. Aux élections législatives 2024, 22 % des bac + 3 et plus ont accordé leur voix au parti de Marine Le Pen , contre 49 % chez ceux n’ayant pas le bac.